Annick Leclerc-Neveux, historienne et professeure honoraire à l'Ecole du Louvre,
est déjà venue deux fois pour des conférences riches et éclairantes, nous aurions aimer la recevoir encore cette fois-ci pour une intervention qui aurait fait écho à la projection du film Daraya, la bibliothèque sous les bombes, de Delphine Minoui et Bruno Joucla.
Elle nous propose ici une courte conférence sur la situation particulière de Daraya, la « ville de la bibliothèque ».
Lors du confinement dû au Covid-19, les initiatives citoyennes, artistiques et autres ont fleuri…J’ai repensé alors à celles qui naissent dans des moments de confinement beaucoup plus terribles : les sièges de villes ou de quartiers en temps de guerre…Est né alors ce diaporama sur Daraya, ville devenue l’emblème de l’opposition pacifique au régime syrien. A cette courte présentation illustrée, je voudrais ajouter des « notes de bas de page » qui constituent des errata et des compléments d’informations…
1) Le nombre d’habitants de Daraya avant 2011 n’est pas connu exactement et des chiffres différents circulent…D’autre part, la ville n’était pas composée que de sunnites…Par exemple, un nombre non négligeable de chrétiens y habitaient (20 000 selon certains, et au moins 2 églises sont attestées pour les 2 communautés : catholique et orthodoxe) ; des chrétiens ont participé au soulèvement comme l’indiquent les slogans et les cloches qui sonnent pendant les funérailles des premiers manifestants tués.https://youtu.be/XEwdW5gmsS0
2) Le récit d’Amina Kholani (in 19 Femmes de Samar Yazbek, éd. Stock, pp. 209-237, ou encore : https://www.lemonde.fr/blog/syrie/2016/07/02/ ) est un excellent complément à ce diaporama. Il nous renseigne sur les activités de la mosquée où enseignait Abdul Akram al-Saqqa, sur cet imam, sur les femmes adeptes de son enseignement de la non-violence et leurs actions avant et pendant la guerre…L’imam, qui avait déjà été arrêté 3 fois avant 2011, a disparu le 15 juillet 2011, emmené par des hommes de la Sûreté.
3) Jawdat Said, obligé de fuir en 2013, est exilé en Turquie.
4) Il aurait été plus judicieux de dire « actions civiques » plutôt que « désobéissance civile », notion qui n’était pas revendiquée par les jeunes de Daraya.
4) L’ami de Ghiyat Matar qui a initié la distribution de roses et de bouteilles d’eau aux soldats est Yahya Shurbaji. Egalement arrêté en septembre 2011, il est mort en prison en 2013 selon l’annonce faite à sa famille en 2018.
5) Enab Baladi est consultable sur Internet : www.enabbaladi.net
6) Pour trouver sur Internet la co-fondatrice d’Enab Baladi qui a reçu le Prix Anna Politkovskaïa, écrire son nom de préférence ainsi : Kholoud Waleed Helmi. Le nom « Waleed » était un pseudonyme.
La sur-représentation des femmes à Enab Baladi a été un avantage pour le journal : en tant que femme, d’une part la journaliste peut pénétrer dans les foyers, d’autre part (au moins dans les débuts), les femmes n’étaient pas (ou peu) fouillées aux checkpoints…ce qui n’enlève rien à leur courage !
7) Les djihadistes ont bien essayé de prendre la main à Daraya et ont même réussi à convaincre certains jeunes de les rejoindre…Pendant plusieurs mois, cela a créé de fortes tensions. Mais finalement, civils et militaires du Conseil local se sont mis d’accord pour arriver à expulser les djihadistes.
8) En 2011, en dehors de Damas n’existait aucune bibliothèque municipale en Syrie. Celle de Daraya, en plus d’être le sujet d’un livre et d’un documentaire de Delphine Minoui, a également fait l’objet d’un livre en anglais : « Syria’s Secret Library » de Mike Thomson.
Mais depuis 2011, Daraya n’a pas été la seule zone rebelle où s’est constituée une bibliothèque : ainsi à Douma la Maison de la Sagesse (du nom d’une célèbre bibliothèque fondée à Bagdad au IXème siècle) et à Yalda la « Bibliothèque Damascène » qui fut aussi centre de formation et de diverses activités culturelles.
Après la déportation des habitants de Daraya fin août 2016, sa bibliothèque a été pillée et certains de ses livres ont plus tard été vus sur le trottoir d’un marché aux puces de Damas. https://edition.cnn.com/…/syria-former-sanctuary-library-pl…
Ahmad, l’un des cofondateurs de la bibliothèque de Daraya, a recréé dans la région d’Idlib une bibliothèque ambulante.
9) Peintures murales : Faisant écho à l’activité déjà foisonnante dans ce domaine dans d’autres régions qui s’étaient libérées du pouvoir syrien (en particulier celle d’Idlib), 3 jeunes peintres amateurs ont voulu « porter le flambeau » du pacifisme en traduisant leurs idées sur les murs. Ensemble ils décidaient d’un thème, ensemble ils signaient du même nom collectif : « Daraya ». Abdul Malik al-Shami continue son action dans la région d’Idlib malgré les difficultés dues à la présence des extrémistes de Tahrir al-Cham. Le magazine « Middle East Eye » l’a surnommé le Bansky of Syria. https://www.middleeasteye.net/features/meet-banksy-syria
10) Le nombre de bombes-barils annoncé par le commentaire audio du diaporama ne correspond pas à l’image. Il a été pris d’un précédent rapport statistique posté par le Bureau des médias du Conseil local. Les chiffres à retenir sont ceux du cliché actuel.
11) Quelques jours après la déportation des derniers habitants, Bachar al-Assad est venu, avec clercs et officiels, savourer sa victoire dans la ville en ruines par une grande prière marquant la fin du Ramadan…
Depuis, les habitants déplacés qui voudraient revoir ce qui reste de leurs propriétés y sont empêchés et le périmètre fermé par des barrages.
Une loi a été votée en avril 2018 (loi n° 10) autorisant le régime à créer des zones d’aménagement par décret, sans garantie de dédommagement des propriétaires.
Dans toute la zone sud et sud-ouest de Damas, entre Mezzeh et Yarmouk où se trouve Daraya, il faut reconstruire… Le régime a créé un partenariat entre Cham Holding (joint venture public-privé) et des investisseurs privés. Des premiers projets immobiliers se dessinent : tout d’abord des cités résidentielles de luxe, Basilia City et Marota City (« For beauty and luxury, there is a homeland » dit la publicité) ; ensuite des dizaines de milliers de logements plus modestes dont la construction a été accordée aux Iraniens (les Russes, quant à eux, ont décroché les contrats les plus juteux : dans le domaine du pétrole, du gaz et des phosphates). L’Iran est particulièrement intéressé par cette zone qui est proche de l’Ambassade d’Iran, et du sanctuaire chiite de Sayyida Zaynab (fille de ‘Ali et Fatima) ; à Daraya même, se trouve un autre sanctuaire chiite (Sayyida Sakina, fille de Husseyn morte en bas âge). A terme, la zone accordée aux Iraniens devrait abriter un très grand nombre d’habitants chiites (des dizaines de milliers de chiites venus d’Iran, d’Irak ou autres pays, sont dits avoir déjà reçu la naturalisation syrienne)
Merci à Benjamin Cohen pour avoir synchronisé mes clichés avec leurs commentaires !
Merci à Marc Hakim pour m’avoir aidée à compléter ma documentation et fait de judicieuses remarques !
Annick Leclerc